Retranscription de la conférence qui s'est tenue le 23 mars 2024 dans l'auditorium de l'Entrepôt des Sels, en ouverture du 1er Salon du Poème de Saint-Valery-sur-Somme.

Début de la conférence

 

Daniel Chareyron, Maire de Saint-Valery-sur-Somme :

          Il m'appartient de vous saluer, de vous accueillir, de vous remercier de votre présence, et puis surtout de vous dire toute la joie qui est la mienne d'avoir ce type de manifestation à l'Entrepôt des Sels, puisque c'est un lieu qui mérite un certain nombre d'attentions, et la culture fait partie des choses que l'on souhaite voir installées dans ces murs. Pour la plupart peut-être c'est une découverte, bienvenue à Saint-Valery-sur-Somme, et bienvenue à l'Entrepôt des Sels.
          C'est aussi vous dire que pour la ville c'est une première, c'est quelque chose qui est précieux pour Saint-Valery-sur-Somme, donc merci aussi aux initiateurs de cette première. Je vais tout de suite parler d'Alexandra Ponchel, qui est à côté de moi et qui est mon adjointe en charge de la culture, qui a œuvré depuis un certain nombre de semaines, et peut-être même plus, pour avoir des contacts. Et puis le monsieur qui est dans l'ombre, notre ami Gontran qui est sur le côté, Gontran Ponchel qui est ni plus ni moins que l'époux d'Alexandra, vous l'avez peut-être compris, mais vous le découvrirez pendant le week-end. Donc merci de l'initiative et de la proposition. Et tant que je suis dans les remerciements, je pense aux auteurs, aux participants du week-end. Merci à vous d'être présents, parce que c'était aussi compter sur vous pour cette première, pour être dans une dimension de réussite. Et surtout je tiens aussi à remercier particulièrement les associations. Les auteurs vous êtes précieux, les éditeurs vous êtes importants, mais les associations locales qui se sont investies depuis de nombreuses semaines pour la ville de Saint-Valery c'est aussi quelque chose d'extrêmement important. Je suis dans les remerciements, j'en profite, Alexandra : les services de la ville, puisqu'il ne vous a pas échappé que cette première nécessitait une communication plutôt forte et importante, donc le service de communication de la ville a travaillé allégrement, les services au sens large ont été mis à contribution, et je pense qu'aujourd'hui tout ce qui est autour de nous nous conforte dans l'idée que cette proposition était la bienvenue.
          Et donc je souhaitais déjà me satisfaire de ce qui est déjà en place à l'heure qu'il est dans l'Entrepôt de Sels, parce que j'ai eu la chance ce matin de faire la visite et de vous saluer les uns et les autres si vous étiez présents. Et de ce point de vue-là la proposition est réussie, la proposition est à la hauteur de ce que j'avais pu imaginer et de ce qu'on m'avait expliqué. Donc merci pour ça, c'est vraiment à la bonne dimension pour l'Entrepôt des Sels, et ça c'est quelque chose qui est déjà réussi, et même avant le week-end. Merci pour ça et je pense que la promesse est tenue.
          Je souhaite plein de réussite à cette première édition. Alexandra nous expliquera un certain nombre de choses. J'ai bien compris qu'on était dans le cadre du Printemps des Poètes, dont le thème est "la Grâce" cette année. Et il y a aussi dans cette manifestation l'esprit d'aller au-delà du poème, en tout cas avec des propositions assez particulières. Le Damier de laine 1 il fallait oser, il fallait croire en la chose. En tout cas tricoter les mercredis après-midi, coudre, et aujourd'hui être à l'Entrepôt pour parler poème, c'était un pari, qui est aujourd'hui réussi. Je vais passer la parole assez rapidement à Alexandra qui va pouvoir vous expliquer plein de choses, moi je vous souhaite un week-end de poésie, un week-end studieux aussi, parce qu'il va y avoir des moments tournés vers cet aspect-là, et puis on verra à l'issue de ces deux jours la satisfaction qui sera la vôtre. En tout cas la promesse est au rendez-vous. Merci à tous !

 

Alexandra Ponchel, adjoint au maire en charge des affaires culturelles, de l'action sociale et de l'animation du patrimoine  :

          Merci Daniel de nous avoir fait confiance pour installer la poésie à l'Entrepôt des Sels, et c'est un vrai plaisir pour nous de vous proposer cet évènement pendant ce week-end. C'est un évènement assez particulier, assez émouvant, qui je pense saura chacun nous toucher. Beaucoup de personnes ont participé, ont œuvré. Merci Daniel de les avoir remerciés, je tiens tout particulièrement à remercier tous ceux qui nous ont aidés en nous apportant l'histoire du Damier des amours, les œuvres qui sont exposées, mais aussi les œuvres de William Einstein qui se trouvent dans les étages. Il y a beaucoup de choses que vous allez avoir l'occasion de découvrir, et tout ça c'est parce qu'il y a des gens qui y croient, qui ont envie de faire ensemble, et qui ont envie de continuer à propager cette belle pensée poétique qui a toute sa place en Baie de Somme, et je suis sûre que tous dans la salle nous en sommes convaincus. Merci beaucoup à Gontran de nous avoir proposé l'idée du Salon. Et là maintenant on y est, on y va, on commence par cette conférence. Gontran je vais te demander de monter sur scène, et puis c'est parti pour l'histoire du Damier des amours ! On est vraiment très contents aujourd'hui, d'autant plus qu'on accueille Mathilde, la fille de Michel Butor, qui nous a fait l'honneur et le plaisir d'être présente avec nous. Merci beaucoup pour votre présence Mathilde, et merci à tous les participants. Bonne conférence !

 

Gontran Ponchel, poète et animateur de la conférence :

          Juste avant de commencer la conférence, quoi de mieux que de laisser la parole directement à Michel Butor ? On va regarder une petite vidéo 2 sur le Damier des amours.

 

 

          Quelle chance ! Quelle chance d'avoir cette vidéo de Michel Butor qui parle du Damier des amours. Quelle chance d'avoir une œuvre aussi belle consacrée à un bâtiment de notre ville. Alors est-ce qu'elle est consacrée à ce bâtiment, est-ce qu'elle part de ce bâtiment pour aller ailleurs ? C'est de ça qu'on va discuter maintenant.
          Je suis désolé de couper Michel Butor, je pense que vous étiez bien avec lui. (rires) Mais on a quand même prévu une conférence, alors c'est un peu cruel mais je suis obligé de couper. Et donc je vais appeler maintenant sur scène quatre personnes qui ont très bien connu Michel Butor et qui vont pouvoir nous expliquer un peu le mystère de ce Damier des amours.
          J'en profite pour dire que la vidéo est un DVD qui s'appelle Michel Butor, une rencontre, qui est édité par l'Université de Lyon qu'on remercie, et qui propose à tout le monde de s'en servir pour faire connaître, alors c'est ce qu'on a fait.

          Alors Michel Butor, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, c'est un des écrivains français les plus importants du XXème siècle. Forcément ma présentation va être succincte, trop succincte pour un personnage de cette envergure. Il était poète, romancier, il était enseignant et c'était très important pour lui, il était essayiste également, critique d'art, traducteur, c'était un homme qui a une œuvre pléthorique. Il est né en 1926 à Mons-en-Baroeul dans le Nord. Il a très vite été emmené par ses parents à Paris, qu'il aura besoin de quitter pour vivre "à l'écart", c'est le nom qu'il a donné à sa maison à Lucinges en Haute-Savoie. Après des études de littérature et de philosophie il va devenir professeur. C'est une dimension vraiment importante de sa vie, qu'il va conserver même après ses succès littéraires, et notamment à Genève en Suisse. Il obtient le prix Renaudot en 1957, il est souvent connu et cité pour ça, pour le roman La Modification, qui est presque entièrement écrit à la seconde personne du pluriel. Il est souvent associé au mouvement du Nouveau Roman, mais là, encore une fois, il va se tenir un peu "à l'écart" de ce mouvement. Il va tailler sa route vers une exploration du roman et du livre qui va l'amener à faire des expérimentations. Il va interroger la forme du roman : en 1962 il y a l'œuvre Mobile qui est importante, où il fait une espèce de catalogue, de collage, qui tient aussi de la polyphonie, du compte-rendu de voyage, de sa découverte des États-Unis. C'est un grand voyageur, il y a beaucoup d'œuvres liées à beaucoup de lieux, le lieu étant une notion très importante sur laquelle on va revenir. Le Damier des amours a été créé en 2005 et Michel Butor décède en 2016.
          Quant aux photos du Damier des amours, elles ont été prises par Pierre Leloup qui est un peintre né à Chambéry en Savoie en 1955. Il va vouloir très tôt devenir peintre, il va faire les Beaux-Arts à Grenoble et il fait sa première exposition personnelle pendant qu'il est étudiant. Il va revenir vivre à Chambéry jusqu'à son décès en 2010. En 1985 il découvre l'Afrique où il va beaucoup voyager. Il rencontre Michel Butor en 1996 et c'est le début d'une longue collaboration très fructueuse. Il y a le Damier des amours, mais il y a beaucoup d'autres livres d'artistes. Pierre Leloup c'est des dessins, des aquarelles, des gouaches. C'est un travail de plasticien qui s'articule autour des notions de la matière, du bois, de la peau, et des notions du trompe-l'œil, à travers des jeux de structure avec le cadre, la perspective. Et il partage avec Michel Butor un goût pour les juxtapositions, les variations, les combinaisons.
          Voilà, les présentations sont faites. Elles sont sans doute utiles mais elles n'éclairent pas beaucoup le Damier des amours. Il est composé à partir de photos de la Chapelle Saint-Valery, qu'on est nombreux à bien connaître à Saint-Valery. On se pose maintenant de nombreuses questions et je vais vous présenter nos invités pour y répondre.

            J'ai à ma gauche Mylène Besson, qui est plasticienne, qui a travaillé avec Michel Butor et qui est aussi la veuve de Pierre Leloup. Elle est la personne grâce à qui vous pouvez découvrir l'œuvre aujourd'hui parce que c'est elle qui nous la prête, alors merci Mylène. (applaudissements du public)

            Juste à sa gauche on a Isabelle Roussel-Gillet, qui est universitaire, poète et commissaire d'exposition. Elle a notamment publié l'article Entre les pierres, Baie de Somme dans la revue Nord' à propos du Damier des amours. C'est l'article qui m'a permis de découvrir le Damier des amours. Quand j'ai découvert cet article j'ai eu l'impression de tomber sur un trésor, c'est ce que je dis à tout le monde mais c'est vraiment ça, j'aurais eu l'occasion d'être chercheur de trésor une fois dans ma vie, alors merci beaucoup.

            On a ensuite Mireille Calle-Gruber, qui est universitaire, critique littéraire, et spécialiste de l'œuvre de Michel Butor. Elle a dirigé de nombreuses œuvres le concernant dont les Œuvres complètes en douze volumes aux éditions La différence. Elle a préfacé le tout récent Les cartes postales de Michel Butor qui vient de sortir aux éditions du Canoë en mars 2024.

            Et à sa gauche on a Philippe Bera, qui a édité plusieurs fois Michel Butor, dans sa maison d'édition Cadastre8zéro, dont par exemple le très beau texte Migrations, qui évoque superbement les oiseaux de la baie et les voyages des oiseaux migrateurs, peut-être pas que des oiseaux d'ailleurs. Il est la personne, avec sa femme Mireille, qui a fait découvrir la baie de Somme à Michel Butor et Pierre Leloup. Donc merci Philippe aussi forcément, parce que sinon on n'aurait pas de Damier des amours non plus. Ma première question sera pour Philippe.

 

Michel et Marie-Jo se sont beaucoup promenés en baie de Somme. C'est très important cette histoire du Damier des amours.

 

Gontran Ponchel :

          Comment Michel Butor et Pierre Leloup en sont venus à s'intéresser à cette chapelle ? Il me semble que c'est une aventure qui commence à Grand-Laviers...

 

Philippe Béra :

          Simplement une toute petite chose : éditeur oui, mais de rencontre, et Michel Butor n'est pas pour rien dans cette affaire. Éditeur, non pas de carrière, on s'est mis à l'édition justement après une rencontre avec Michel Butor autour d'une vidéo qu'on a tournée à Laon avec Jean-Michel Vecchiet. Très très belle vidéo d'ailleurs. C'était la seconde fois qu'il venait en Picardie. Il était venu une première fois avec un photographe qui s'appelait Gilles Ehrmann, qui a fait une série de photos pour le magazine Réalités dans les années 50. Il avait écrit un poème et c'était paru dans cette revue à cette époque. Jean-Michel Vecchiet et moi, lorsqu'il a été question de faire ce film sur la cathédrale de Laon, avons téléphoné à Michel Butor, que Jean-Michel connaissait déjà. Il avait travaillé avec lui à maintes reprises, et donc Michel est venu tout de suite. Il aimait beaucoup cette cathédrale. On a fait un premier film et ensuite on ne s'est plus quittés. Dans la région, parce qu'évidemment ses voyages ont largement dépassé la Picardie. Mais enfin, je crois pouvoir dire que petit à petit il s'est assez attaché à ces lieux, avec son épouse Marie-Jo qui s'est également attachée aux lieux, parce qu'ils venaient nous voir dans un Institut médico-éducatif que dirigeait mon épouse à Grand-Laviers, qui acceuillait des enfants dits en difficulté. Ils étaient devenus pour ces enfants un repère très important. Et en effet, ils se sont à partir de là beaucoup, beaucoup promenés en baie de Somme, Michel et Marie-Jo. C'est très important cette histoire du Damier des amours. On en a un écho d'ailleurs avec l'autre damier, devant lequel Marie-Jo et Michel ont produit, avec la complicité de Maxime Godard, cette photo-là, qui est dans l'exposition, le Baiser de Saint-Valery. C'est quelque chose qui vient en écho à ce Damier. Vous parliez des amours, et en effet c'est le thème. Voilà comment il est venu en Picardie. On a fait quelques escapades, des résidences. Il y a les oiseaux, les oiseaux en baie de Somme, très importants pour Michel bien sûr. On devine vite pourquoi : il a suivi son nom...

 

Gontran Ponchel :

          Il y a des butors étoilés dans la baie de Somme...

 

Philippe Béra :

          Tout-à-fait. Il y a de nombreux oiseaux qui passent, et le thème des migrations est très important pour lui. Donc il a écrit ce texte, Migrations, et il s'est promené dans la baie de Somme avec nous, avec son épouse. Et en effet il a été très, très touché par cette chapelle et cette architecture en damier.

 

Gontran Ponchel :

          Mylène, c'est Michel Butor qui a fait appel à Pierre Leloup pour constituer le Damier des amours, ou c'est Pierre Leloup qui a proposé à Michel Butor ? Comment ça s'est passé ?

 

Mylène Besson :

          Invités par Philippe et Mireille, on est venus dans la baie de Somme avec Michel Butor, et ils nous ont fait découvrir la région. On est allés à la chapelle Saint-Valery et Pierre a fait beaucoup de photos. Et puis on est rentrés à Chambéry et il était avec toutes ces photos, et il lui est venu l'idée de proposer à Michel un livre d'artiste. Je n'ai pas son courrier, je ne sais pas exactement ce qu'a proposé Pierre, mais il y a la lettre que Michel a répondue et qui est présentée avec le Damier (pendant ce Salon du Poème). Michel lui suggère de construire vraiment ce livre comme un damier, et que son texte sera aussi écrit en damier. Il fait même un petit croquis, que vous pourrez voir dans les vitrines. Et ce que tu as remarqué très justement Gontran, dont on parlait hier, c'est qu'il y a une photo qui se redouble, et une photo qui est la même mais un petit peu sous un autre angle de vue. C'est moi qui imagine mais je pense que Pierre, en regardant ses photos s'est rendu compte qu'il n'en avait pas assez pour constituer le damier, et du coup il a réutilisé, il a fait comme il a pu avec les photos qu'il avait prises.

 

Ce qui a émerveillé Pierre, c'est d'essayer de comprendre comment marchait cette écriture. Il est entré dans un jeu.

 

Gontran Ponchel :

          De la facétie dans le Damier des amours donc... Le Damier des amours c'est un poème, ou une suite de petits poèmes, de quatrains, mais ce n'est pas un poème illustré. C'est dans sa forme première, conçue dès le départ, un livre d'artiste. Cette notion de livre d'artiste, dès cette idée originale qu'on voit donc dans la lettre qui est exposée : qu'est-ce que c'est ? Pourquoi Pierre Leloup fait des livres d'artistes avec Michel Butor ? Pourquoi Michel Butor fait des livres d'artistes ?

 

Mylène Besson :

          Pierre a rencontré Michel Butor par un ami qui était photographe, c'était dans les années 80. Il a tout d'abord été appelé à faire un livre avec André Villers, qui a beaucoup photographié Picasso et qui habitait dans la même région où habitait Michel à l'époque. Et ils ont fait un livre, Don Juan dans la propriété des souffles, où Pierre a fait des gravures, André Villers a fait des photographies, et Michel a fait le texte. Et suite à ça, Pierre a vraiment découvert – il avait 26-27 ans – l'écriture de Michel Butor qu'il ne connaissait pas. Je l'ai rencontré à cette époque-là donc j'ai suivi aussi la découverte des livres et de l'ensemble de l'œuvre de Michel Butor. Ce qui a émerveillé Pierre, c'est d'essayer de comprendre comment marchait cette écriture, qui bougeait, qui se décalait, qui avait beaucoup de variation. Il est entré dans un jeu. Les premières fois où il a demandé à Michel s'il pouvait utiliser certains de ses textes, comme Enfouissement, des textes qu'il avait déjà écrits. Chaque fois Michel a dit oui, et petit à petit est née une complicité. Avec chaque artiste avec lequel Michel travaillait, c'était une relation particulière. Lui-même en parlait très très bien. Avec chacun il se comportait un peu différemment, et chacun l'emmenait dans un monde dans lequel il ne serait pas allé, et lui-même emmenait les artistes dans son voyage à lui. Et je pense qu'entre Pierre et Michel, c'est exactement ce qui s'est passé, et je pense que Pierre n'aurait pas peint ce qu'il a peint s'il n'avait pas rencontré Michel. C'est-à-dire que ça va très loin, parce que ça devient une vraie recherche intellectuelle, plastique. C'est un autre dialogue, qui se situe dans une amitié, et à travers la matière.

 

Gontran Ponchel :

          À travers la matière... La question de la matérialité de l'écrit, on l'entendait dans la vidéo. Mireille Calle-Gruber, la notion de livre d'artiste chez Michel Butor, c'est cette question de la matérialité qui prime ?

 

Mireille Calle-Gruber :

          Je pense que c'est avant tout une aventure à deux. Je pense que le mot de "complicité" est très juste, comme disait à l'instant Mylène. Je crois que pour Michel Butor, c'était important d'être amené à faire des choses auxquelles il n'avait pas pensé. L'autre, c'était quelqu'un qui lui apportait de l'inconnu, de l'étranger, et donc qui lui ouvrait des portes. Pour ce qui est de la matérialité, il disait toujours que de voir comment un artiste fait les choses, le "faire", la main, le geste dans la matière, c'était une manière pour lui de décrire. Et en décrivant ça lui donnait un vocabulaire nouveau, ça lui donnait une syntaxe nouvelle, ça lui donnait d'autres rythmes. Et ça lui permettait de la poésie, d'écrire des poèmes parce qu'il y avait une prosodie spéciale pour chaque artiste. Chaque artiste ayant sa patte, sa manière de faire. Et je crois que pour Michel Butor c'était important, parce que l'écriture pour lui ce n'était pas seulement intellectuel, mais c'était avant tout des sonorités, des mots, des rythmes. Et donc c'est là qu'ils se retrouvaient en complicité, c'était deux artisans. Pour lui c'était avant tout deux artisans qui travaillaient ensemble, comme des compagnons. Le premier cahier Butor, on l'a appelé Compagnonnages de Michel Butor, au sens fort de compagnon, c'est-à-dire ceux qui vont d'atelier en atelier pour apprendre des techniques, pour s'échanger des techniques, pour s'enseigner mutuellement à inventer des choses nouvelles. Donc c'est à la fois une forme d'art certes, mais aussi une forme de vie. C'est un idéal de vie dans l'amitié, en communauté, dans une communion artistique. Et c'est vrai que c'était chaque fois singulier, et Michel m'a toujours dit "certes l'artiste c'est important, mais l'amitié avec cet artiste c'est la première des choses." Il faut qu'on ait envie aussi de rire, qu'on ait envie de boire un coup comme il disait, qu'on ait envie de cette convivialité, de cette forme d'idéal de relation entre des êtres qui créent ensemble, parce qu'ils font ensemble, parce qu'ils aiment ensemble. Le Damier des amours, je pense que c'est aussi très symbolique de sa manière de considérer l'art, la vie, l'humain.

 

Un voyage dans une archéologie, dans des temps d'avant, dans un passage incessant, le même paysage changeant. La baie de Somme c'est formidable.

 

Gontran Ponchel :

          On parlait de voyager ensemble. Une caractéristique du Damier des amours qui m'a frappé dès sa découverte, c'est que si on fait une lecture linéaire, il y a dans le visuel un contraste très fort entre le noir et le blanc, mais il y a aussi un contraste très fort entre le proche et le lointain. Si on fait une lecture classique de gauche à droite et de haut en bas, Michel Butor part du plus près de la pierre de notre chapelle de Saint-Valery mais il s'envole aussitôt pour observer la mer, les vagues, les oiseaux. On parle de "pays lointains", de "trésors secrets". Et aussi, on voyage dans le temps et dans l'imaginaire, on retourne dans l'Antiquité avec Thésée. On va dans le légendaire aussi, avec la magie et les sorciers. Je voudrais demander à Isabelle Roussel-Gillet : Est-ce que Michel Butor cherche à nous emmener en voyage ? Le compagnonnage s'étend-il jusqu'au lecteur ?

 

Isabelle Roussel-Gillet :

          Bien sûr. Alors tout a été presque dit dès votre première image (de la 4e de couverture du Damier des amours), quand vous nous attendiez. Il y avait ce bois dont on voyait les linéaments, et qui font penser aussi à l'estran, d'avoir cet espace. Michel Butor est un écrivain de l'espacement, de l'élargissement. Il nous emmène en voyage. Voyage au sens concret : Pierre Leloup l'a embarqué vers Marrakech ou vers le Burkina Faso. Comme vient de le dire Mireille il y a des rencontres. Mais il suit, donc il voyage avec l'autre. Et pour le lecteur, avec le Damier des amours on est embarqué en passant par la Crète, en effet, mais du point de vue de la mer. Il ne va pas prendre le rôle d'Égée, qu'il ne cite pas et qui est le père qui attend, qui est vraiment dans le littoral de l'attente. Mais il va se situer du côté de la voile, de la mer, en parlant de Thésée. Et donc il choisit déjà cette position du voyage. Et puis, il a écrit un autre texte sur la baie de Somme, qui s'appelle Baie de Somme d'ailleurs, paru dans Octogénaire, où on a un éloge permanent de l'oiseau migrateur. Pas simplement avec des moyens poétiques qui sont la métaphore, qui étymologiquement nous déplace, mais aussi parce qu'au début du texte, c'est facile d'entrer, c'est accueillant, et après il nous embarque dans un voyage. De mémoire c'est "Entre les roseaux de mes cils j'aperçois les oiseaux planneurs". On voit déjà la métaphore qui est végétale, qui est ancrée dans un territoire, et avec le Damier des amours on se retrouve à la fin dans les monts et merveilles. Alors on a un voyage comme vous le dîtes dans une archéologie, dans des temps d'avant, dans un passage incessant, le même paysage changeant. La baie de Somme c'est formidable. J'en profite parce que je suis une fille de la baie. Je viens d'ici. C'est mieux de dire la vérité, c'est que je suis "fille de Rue". De la ville de Rue (rires). Michel avait beaucoup d'humour, donc on pouvait aussi se permettre d'évoquer cela. Et ses voyages qu'il a évoqués, que ce soit les Etats-Unis, les photos en Éthiopie avec Marie-Jo, le fait qu'il était un professeur, un pédagogue qui embarquait ses étudiants, qui leur a donné envie de voyager aussi. Des ouvertures multiples vers les ailleurs. L'ici, qui est le génie du lieu, c'est-à-dire qu'il arrive à nous faire percevoir la matérialité, l'histoire de chaque lieu. Parce que la petite église, la chapelle de l'ermitage, eh bien oui c'est le passage des amoureux, c'est le passage des endeuillés, des vulnérables. Il donne une profondeur universelle, parce que c'est un vrai alchimiste de la pierre. Il nous embarque très loin.

 

Gontran Ponchel :

          Cette notion de "génie du lieu" est essentielle chez Michel Butor. C'est le titre d'un de ses grands textes. Il me semble que Philippe a une très jolie histoire à nous raconter sur le lien entre la cathédrale de Laon, qui va jusqu'à la Chapelle Saint-Valery en passant par l'église Saint-Martin à Saint-Valery, avec le lien entre le proche et le lointain.

 

Philippe Bera :

          En effet, ça m'a beaucoup surpris dès son abord de la cathédrale de Laon où on a une alternance, un rythme qui est assez permanent, qu'on retrouve d'une manière assez continue dans son travail, ce rythme binaire. Il n'y a pas que celui-là, mais celui-là est important à la cathédrale de Laon. Il nous expliquait le rôle de cette cathédrale qui doit se voir de loin, et le tout proche. Mais quand je dis le tout proche, c'est vraiment le tout proche ! C'est-à-dire que de la même façon qu'il est allé contre la pierre du Damier des amours ici, il est allé contre la pierre de la cathédrale de Laon. C'est à dire qu'on a fait le tour avec lui quasiment collés à la pierre de la cathédrale avant même d'y entrer. On se demandait quand est-ce qu'on entrerait dans cette cathédrale et puis on a fini par y entrer évidemment, mais c'était le même voyage à l'intérieur. Donc ici à Saint-Valery en effet, on le voit avec le Damier des amours qui est le centre de ce que vous avez fait ici, c'est le cœur, et c'est vraiment génial d'être tombé là-dessus. Je ne sais pas vraiment ce qui vous a attiré là mais pour le coup c'est vraiment réussi. Prendre ce lieu là pour en faire une première qui concerne la poésie – on va dire la poésie, le poème sans doute mais la poésie en général – avec Michel Butor, je crois qu'il y a vraiment quelque chose qui s'ouvre d'une façon magnifique. À Saint-Valery on l'a vu passer de la Chapelle des marins à cette église face à la mairie, où il est passé d'une vue sur l'ouverture de la baie à cette photo contre le damier avec Marie-Jo. C'est quelque chose d'assez frappant.

 

Gontran Ponchel :

          Une très jolie photo de Maxime Godard, un photographe qui a beaucoup suivi Michel Butor. C'est Michel Butor qui est allé contre le mur de l'église...

 

Philippe Bera :

          Avec Maxime il y avait une complicité – on le disait, avec tous les artistes c'était le cas – Maxime était devenu son photographe, il le suivait partout, ils étaient vraiment complices. Ils se sont retrouvés contre le damier, avec Marie-Jo – très important ! Et il y a eu ce Baiser de Saint-Valery, qui est une œuvre assez extraordinaire, et qui répond je trouve à ce Damier des amours. Le proche et le lointain, on pourrait en reparler, et le génie du lieu... Je crois que dès l'instant qu'il se met à faire ce voyage il y a du génie du lieu qui s'installe, qui se marque.

 

Je trouve que les textes du Damier sont absolument extraordinaires, parce qu'ils sont très philosophiques au fond.

 

Gontran Ponchel :

          Mireille Calle-Gruber j'ai envie de vous demander justement si vous pouvez nous confirmer que le Damier des amours, et peut-être notre Chapelle Saint-Valery, fait partie du génie du lieu de Michel Butor ?

 

Mireille Calle-Gruber :

          Alors là oui, je suis tout-à-fait d'accord. Je trouve que c'est même assez extraordinaire comme Michel Butor, où qu'il aille – parce que le génie du lieu c'est né plutôt en Italie, en Grèce, en Égypte puis aux États-Unis – mais partout où il est passé dans des lieux très différents, chaque fois il sait saisir cette singularité d'un espace, d'un lieu et d'un temps. Parce que c'est un espace-temps, c'est toute une stratification d'histoire aussi, et je peux comprendre que le damier pour lui ça a été quelque chose de tout-à-fait extraordinaire. Michel Butor emploie le terme de "poète philomate" pour Rimbaud. C'est à dire le poète qui compte, qui calcule, qui est à la fois dans le nombre, le chiffre, le rythme donc, et puis dans le vagabondage. Ce qui est extraordinaire, c'est les deux à la fois. Et on a tout-à-fait ça avec le Damier. Il fait un damier où effectivement c'est quatre sur quatre, tout est précisément réglé, et en fait ça s'en va dans tous les sens. Je trouve que les textes du Damier sont absolument extraordinaires, parce qu'ils sont très philosophiques au fond. Ils sont à la fois très matériels, puisqu'en effet on a le grain de la pierre, on a les photos, mais on a aussi ces descriptions très fragmentées qui sont juste un aperçu, comme si l'œil était pris par une image, un éclair. Et en fait de quoi parle-t-il ? Des fluctuations de la vie. Des hauts et des bas. Alors ça a l'air d'être noir/blanc mais pas du tout ! C'est qu'on passe sans arrêt de l'un à l'autre et qu'en réalité on est dans une ondulation, une fluctuation. On est sur la mer avec les hauts et les bas, avec les vagues, avec les creux. Et c'est effectivement un apprentissage de la vie. Je trouve ça fabuleux parce qu'il arrivait toujours à faire une méditation philosophique à partir du matériel, du concret. Si bien qu'il – on parlait de pédagogie – venait volontiers dans mes séminaires à la Sorbonne parce qu'il avait ce contact avec les étudiants. Que ce soit avec les enfants ou les étudiants, il adorait transmettre. Et c'était vraiment génial quand il était là, il leur parlait comme ça, de plein pied, et les étudiants étaient fascinés. Et je trouvais que plus Michel Butor vieillissait, plus il rajeunissait en rapport poétique avec les étudiants, ça a toujours été faramineux. Et le Damier des amours est vraiment dans cette veine-là. C'est un vrai génie du lieu, c'est-à-dire cette sorte de poétique géographique qui permet de faire de la critique littéraire, ethnographique et poétique en même temps.

 

Gontran Ponchel :

          Isabelle Roussel-Gillet, vous avez écrit l'article Entre les pierres qui est aujourd'hui reproduit dans l'atrium de l'Entrepôt des Sels. Il y a cette notion de labyrinthe qu'on peut voir dans ce Damier des amours, parce qu'on passe d'un thème à l'autre, comme on vient de dire ce n'est pas blanc/noir c'est à la fois blanc et noir finalement, puis on saute d'une case à l'autre. Vous avez noté l'absence d'Ariane dans ce labyrinthe. Il n'y a pas de figure féminine proéminente. Donc vous avez écrit un texte en réponse au Damier des amours. De la même manière qu'aujourd'hui à Saint-Valery-sur-Somme on a cherché à répondre avec de la laine ou avec les poèmes des enfants, vous avez répondu avec... une dame. Est-ce que vous pouvez nous lire ce poème ?

 

Isabelle Roussel-Gillet :

          Oui, c'est un hommage parce que j'avais une dette de liberté immense vis-à-vis de Michel Butor. Quand j'étais en lycée il y a bien longtemps, j'avais proposé au baccalauréat dans ma liste de textes – parce qu'on avait le droit à l'époque de mettre des textes que le professeur n'avait pas choisis – j'avais mis La modification de Michel Butor. Et puis c'était aussi une modification dans mon parcours. Je suis tombé sur ce texte et puis j'ai bifurqué vers la section littéraire grâce à Michel Butor. J'ai pu lui dire tout ça, je suis contente. Et dans un recueil de poésie je voulais lui rendre encore une fois hommage, et au Damier des amours que je trouve tellement inspirant. Et donc j'y ai imaginé une dame, et puis le végétal aussi, qui y est assez peu présent. Donc ça s'appelle Dame 3 :

 

 

Gontran Ponchel :

          Merci !
 

Isabelle Roussel-Gillet :

          Je ne serai pas discourtoise mais je vais être obligée de m'absenter parce que j'ai un rendez-vous de l'ordre du Damier des amours.

 

Gontran Ponchel :

          Merci d'avoir été là, et merci encore pour cet article 4 qui m'a fait trouver le Damier des amours. C'est la magie d'Internet !

 

Isabelle Roussel-Gillet :

          Je voudrais vous dire merci parce qu'avec Mireille on écrit beaucoup de textes de nature universitaire, académique, et on n'imagine pas que ça puisse vous donner envie de faire une exposition et de retourner à l'œuvre première, et de découvrir ce Damier des amours qui est absolument magnifique. Donc ça c'est merveilleux parce que vous décloisonnez aussi les genres d'écriture dans votre approche. Merci pour ça.

 

Gontran Ponchel :

          Ce qui m'a touché c'est de découvrir aussi à travers l'œuvre de Michel Butor le fait qu'il est parfois considéré comme celui qui a apporté l'hypertexte dans la littérature. J'en parlais tout-à-l'heure avec Mobile qui est un collage multiple. Et finalement c'est grâce à l'hypertexte, c'est grâce à Internet que j'ai découvert le Damier des amours et qu'on est là aujourd'hui, donc les choses se recoupent.

(Isabelle Roussel-Gillet nous quitte et le public l'applaudit)

          On parlait tout-à-l'heure des photographies de Pierre Leloup. Il y a un petit jeu : il y en a une qu'on retrouve deux fois, il y a d'autres facéties avec les photos que je laisse découvrir. Je ne vais pas divulgâcher l'ensemble des choses à découvrir dans les photos du Damier des amours. Il y a des joueurs dans la salle, je le sais, donc je ne vais pas gâcher le plaisir. J'ai une question sur le labyrinthe dont on parlait, le jeu, l'énigme peut-être, qu'il y a dans le Damier des amours, est-ce que c'est proche des thèmes que traitait souvent Pierre Leloup dans son travail ? Il me semble avoir entendu parler de travaux avec des masques...

 

Mylène Besson :

          Oui. Il a fait beaucoup de masques. Ce jeu – parce que peindre, dessiner, écrire, je pense aussi que c'est un jeu – Pierre a bien rencontré Michel autour de ça et il a fait beaucoup de recherches comme ça. Il a beaucoup travaillé autour du trompe-l'œil. Il a fait un livre par exemple qui s'appelle Point de fuite avec Michel. Quand on le voit c'est une sculpture avec deux parallélépipèdes qui se soulèvent, sur lesquels est marqué "Point de fuite". Et en fait le texte est derrière, il faut se pencher, il se lit dans le miroir qui est au fond. C'est tout un jeu de regards qu'il faut chercher. Il a fait aussi Au fond du tiroir le miroir avec tout un assemblage, un tiroir secret. Le texte est caché dedans. Il y a tout un jeu. Pierre adorait ça et chaque fois en plus il adorait le réfléchir pour Michel. Il disait "j'ai un truc pour lui". Ils sont allés en Afrique ensemble. Avec Pierre on est allés beaucoup en Afrique travailler avec des peintres africains, et Michel ne connaissait pas l'Afrique. Pierre lui disait toujours "il faudrait", "ça serait bien", il a essayé et il y est arrivé : il a pu emmener Michel dans un projet au Burkina Faso. Et le masque est venu suite à ce voyage.

 

On est dans cette collaboration avec l'autre, qui est un jeu, un démultiplicateur sans fin.

 

Gontran Ponchel :

          On parlait de labyrinthe et de cases tout-à-l'heure, et donc de jeu. Le Damier des amours est un damier. On peut faire une lecture linéaire, que je proposais tout-à-l'heure pour le voyage. Mais on n'est pas du tout obligé de faire une lecture linéaire. On peut sauter de case en case, de la photo au texte, on peut aller un peu en diagonale. Dès qu'on fait ça apparaissent sans doute d'autres déclinaisons du texte. J'ai repéré qu'on pouvait passer du "tableau" à "l'idée", puis de "l'idée" à la "science", et à chaque fois dans leurs versions noires et blanches, j'ai presque envie de dire leur versants noirs et blancs. À un autre endroit, on semble glisser de la journée à la nuit, puis on retourne au matin... Qu'est-ce que cette cascade, finalement ? En tant que joueur, je pense à une cascade de choix multiples, qui m'engageraient si je prends "blanc" ou "noir", et qui me feraient vivre des aventures. Qu'est-ce que c'est que cet objet ? Est-ce que c'est un kaléidoscope, un labyrinthe, une énigme, une modélisation ? Est-ce que c'est un jeu, Mireille Calle-Gruber ?

 

Mireille Calle-Gruber :

          Oui, je me suis demandé effectivement : combien de parties peut-on jouer dans cette partition ? J'ai une petite idée mais c'est Mylène qui doit savoir mieux que moi. Pour moi c'est le jeu de "la mourre", c'est-à-dire comme ce jeu qu'on appelle Papier-Pierre-Ciseaux, où il y a évidemment "Pierre", Pierre Leloup. Où on joue avec les mains, et où en fait ce n'est jamais linéaire puisqu'on saute selon les chiffres, ça coupe, ça reprend. Là c'est un petit peu comme si on jouait aussi à la marelle d'une certaine manière, où on saute d'une case à l'autre. Et ce jeu de la mourre, c'est un jeu du hasard finalement, mais un hasard qui multiplie les possibilités. C'est-à-dire que chaque fois on peut aller dans tous les sens, en diagonale, en parallèle, en écho, en contradiction. Je voyais un petit peu ça. Il y avait aussi ce jeu de mots, ce jeu de hasard qui permet l'expansion. Il me semble que chez Michel Butor il y a toujours ce travail-là, en expansion, qu'il attend des artistes. Tu disais Mylène que Pierre aimait bien préparer des choses pour Michel. C'est vrai que généralement c'est l'artiste qui préparait quelque chose et qui le donnait à Michel. Michel intervenait en deuxième position, avec quelque chose d'inconnu, d'étrange. Alors chacun essayait effectivement de lui fournir une chose inattendue, en lui laissant des plages de liberté, des ouvertures...

 

Gontran Ponchel :

          Des cases blanches...

 

Mireille Calle-Gruber :

          Des cases blanches, voilà, et c'était à lui de s'engouffrer là. Et il me semble que dans ce jeu de la mourre dont je parle, lui c'est les cases blanches, c'est le papier où il écrit. Et Pierre c'est l'inverse, c'est les cases noires où il y a la photographie. Et c'est blanc sur noir, du coup. Et c'est vrai qu'à un moment il y a une strophe qui dit "manière blanche". Alors en plus il prend des expressions qu'on connaît, comme "le tableau noir", comme "la nuit blanche", mais il en fait autre chose. Généralement il en donne une autre définition.

                              Manière blanche
                              dissipations
                              manière noire
                              les retrouvailles

          Alors que la manière noire, normalement c'est un art de la gravure qui fait ressortir sur le noir complet de la page, par le jeu du berceau, des parties claires. Mais lui il le transforme, il me semble que là, quand il dit "manière noire, manière blanche", c'est exactement la partition des deux artisans, des deux artistes que sont Pierre et Michel. Donc il y a aussi ce jeu de retour sur soi, et sur son propre geste en collaboration avec l'autre. On est dans cette collaboration qui est un jeu, un démultiplicateur sans fin. On parlait souvent de la galaxie Butor. Il y a une sorte de multiplication qu'on a retrouvé aussi dans ce dernier ouvrage paru il y a dix jours, qui donne des photos des correspondances de Michel Butor. Il n'écrivait jamais sur du papier à lettre, mais sur des cartes qu'il découpait, qu'il collait, qu'il organisait et qui étaient des montages extrêmement sophistiqués. J'ai beaucoup aimé comme dans le film il repart du surréalisme. C'est vrai qu'il y a aussi cette expérience du surréalisme qui est importante, surtout des peintres surréalistes. On a ce même rapport au fragment qu'on peut déplacer, combiner autrement, composer à l'infini. On peut déplacer les cartes, rebattre les cartes, rebattre le jeu. Il me semble que c'est exactement ce que ce Damier permet, ce que le vrai damier évidemment ne permet pas. Il faut le Damier des Arts pour qu'une telle prolifération, une telle création, une telle créativité puisse avoir lieu.

 

Le Damier des amours se déplie comme une carte routière, donc on retrouve le lieu.

 

Gontran Ponchel :

          J'ai justement une question à poser sur l'interprétation de cette forme-là. Je vois des photos, des mots, des noms de lieux, des dessins – parce qu'il y a le dessin aussi sur la partie du panneau – des peintures de Pierre Leloup, où il a repeint sur ses propres photos dans une réinterprétation de l'œuvre... On parlait de plusieurs parties, il y a effectivement de nombreuses parties à jouer sur ce Damier. Je disais tout-à-l'heure que le Damier des amours affirme aussi la notion d'amour, est-ce qu'il n'y a pas un lien à faire avec une carte ? Le Damier se déplie comme une carte routière aussi, c'est un format leporello – du nom du valet de Don Giovanni qui consigne les conquêtes amoureuses de celui-ci par origine géographique – donc on retrouve le lieu. Est-ce que le Damier des amours ne serait pas une nouvelle Carte de Tendre finalement ? La Carte de Tendre, c'est une représentation topographique allégorique, une carte imaginaire où il faut passer par le village de Bel-Esprit pour se rendre à Tendre-sur-Estime depuis Nouvelle-Amitié. Ce sont des mots qu'on a entendus aujourd'hui, ce sont des mots qui viennent à chaque fois que je parle à quelqu'un de Michel Butor. Donc j'ai pensé à cette carte du Royaume d'Amour qu'est la Carte du Tendre. Est-ce qu'il y a un lien à faire avec cette notion ?

 

Mireille Calle-Gruber :

          Vous avez tout-à-fait raison. Il y a à la fois la Carte du Tendre, et puis la poésie courtoise, des chevaliers à la dame. J'aime beaucoup votre idée de la carte, d'abord parce que la cartographie chez Michel Butor c'est très important, ça fait partie du voyage, c'est aussi le plaisir. Même dans les romans : dans L'Emploi du temps il découvre la ville en regardant la carte, et il y a cette jouissance de se repérer sur la carte en miniature de la ville qui l'englobe et qui le dévore. Alors que quand il regarde la carte, là c'est lui qui embrasse la ville. Donc je crois que cette cartographie de la sentimentalité, de la conjugalité, c'est très important. Le fait qu'il y ait le couple et les couplets, les clichés et les clichés photographiques, il y a des mots qui font passer d'un domaine à l'autre, comme sur la Carte du Tendre où l'on glisse d'un domaine amoureux à un autre domaine amoureux. Et puis si je me souviens bien, il y a au pied de cet ermitage une fontaine de la fidélité, ou je me trompe ?

 

Gontran Ponchel :

          Tout-à-fait.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Je pense que c'est très important. La fidélité chez Michel Butor c'est aussi un terme, avec la conjugalité, qui est une chose importante. Mathilde Butor me reprendra si je dis une bêtise, mais il me semble même que Marie-Jo et Michel se sont remariés au Japon selon le rite japonais. Donc tout ça, pour moi ça fait écho à Saint-Valery.

 

Gontran Ponchel :

          C'est la fontaine de la fidélité effectivement, juste un petit peu en contrebas de la chapelle Saint-Valery. Parce que la devise de la ville de Saint-Valery c'est "Fides", qui veut à la fois dire "foi" et "fidélité" en latin. Ce qui est intéressant avec cette pratique de la fidélité autour de cette fontaine, c'est qu'à l'origine la fontaine c'est de l'eau miraculeuse parce que Saint Valery était un guérisseur, mais c'est devenu par usage populaire effectivement une fontaine de la fidélité, d'où les inscriptions dans la pierre et les petits cœurs.

 

Et voilà comment, de strophes d'un poème, passer à un damier. Et du damier au monument. C'est tout Michel Butor.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Et si j'ai bien compris d'après ce que disait Michel, de la fécondité aussi, puisque les amoureux ou les femmes stériles y allaient aussi pour des prières. Donc en effet c'est une fontaine de jouvence, c'est la vie, disons. Vous parliez de la cartographie, c'est vrai qu'on voit bien comment ça se déplie. Ce qui est intéressant aussi, c'est qu'on passe de la strophe – un poème c'est une série de strophes – au monument. Il en refait un monument. Et voilà comment, de strophes d'un poème, passer à un damier. Et du damier au monument. C'est tout Michel Butor.

 

Gontran Ponchel :

          Je voulais revenir justement au sous-titre du Damier des amours. Car c'est une œuvre qui a un sous-titre : "l'ermitage de Saint-Valery". L'ermitage c'est un lieu où on cherche, sinon la solitude, au moins un certain isolement, du moins un certain retrait. Et cette notion de retrait, est-ce qu'elle n'est pas, à première vue, un peu contradictoire avec l'amour ? Est-ce qu'on retrouve là le jeu entre les deux, le jeu de séduction – on parlait de la superbe photo du baiser de Saint-Valery qui a été prise par Maxime Godard – et le chemin de vie commune qu'on partage le long d'un parcours. Est-ce que cette question de rebond, de ricochet, est importante dans l'œuvre de Michel Butor ?

 

Mireille Calle-Gruber :

          Sa maison s'appelait "À l'écart", c'est lui qui l'avait appelé "À l'écart". Donc cette notion d'écart par rapport au centre, c'est Paris à l'occasion, il y a ce texte où il dit qu'il n'aime pas Paris mais qu'il aime quand même Paris, qu'il faut se tenir à une certaine distance des centres. Michel Butor est quelqu'un qui je crois était fasciné par le décentrement. Et il nous apprend à nous décentrer justement, à aller ailleurs. Même dans ses romans on va toujours vers la périphérie de la ville. C'est vers les périphéries des villes qu'il se passe des choses obscures, des choses étranges. Ce n'est pas sous la lumière des projecteurs. Et c'est ça qu'il recherche, on est tout de suite projeté dans de l'étranger, dans de l'ailleurs, et c'est déjà le voyage. Il y a une sorte de voyage intérieur ou de voyage intime. Le fait d'être à deux, l'amour à deux, ce n'est pas forcément une fermeture. Cela peut être au contraire une ouverture sur le monde. Et Michel Butor était d'une certaine manière toujours, pas au centre du monde, mais les centres se multipliaient j'ai envie de dire, ils se déplaçaient avec lui. Et cette correspondance fleuve qu'il a entretenue, les livres d'artistes, c'est aussi une manière de correspondance avec les autres. Les livres qu'il écrivait, qui incluent des lettres, des informations quotidiennes, qui lient le quotidien, le minuscule du quotidien avec des éclairs de choses anciennes ou de beautés fulgurantes... C'est tout ça l'univers de Michel Butor, c'est fait de pièces et de morceaux. Il parlait du quilt, vous savez ce sont ces couvertures en Amérique du Nord qu'on fait avec des morceaux. Il fait des livres-quilts, des œuvres-quilts. Un quilt c'est aussi un damier. On rebondit d'un morceau à l'autre, c'est hétérogène. C'est les rencontres impossibles ou inimaginables qui font jaillir de nouvelles choses. Je pense que c'est là que se situe la grande nouveauté de Michel Butor. Je parlais tout-à-l'heure de sa jeunesse, de la jeunesse de l'œuvre. C'est vrai qu'il a été visionnaire pour beaucoup de choses. Avant que l'ordinateur existe, il travaillait déjà comme un ordinateur, avec des morceaux qu'il recomposait, qu'il reconstruisait. Il est passé assez facilement de la main à la machine, parce que c'est lui qui compose la machine, ce n'est pas elle qui le construit mais c'est lui qui lui donne ses fonctions. C'est tout ça qui en fait un être tout-à-fait extraordinaire, il avait une dimension encyclopédique. Je crois qu'on peut dire ça. Et par rapport aux encyclopédistes du XVIIIe, à cet esprit qui est capable d'embrasser tellement de matières. Je suis fasciné par exemple par les Répertoires. Quand on voit, aussi bien sur des œuvres de peinture classique que contemporaines, ce qu'il dit sur Rothko par exemple, c'est extraordinaire. Et c'est toujours assez concis, ce ne sont pas des textes fleuves mais il a exactement un point de vue que personne n'a jamais. Il sait voir des choses qu'on ne sait pas voir. L'œil de Michel Butor. Il disait – par ce qu'il a fait de la photo aussi – qu'il avait un viseur dans la tête. Et il vise absolument tous les domaines.

 

Gontran Ponchel :

          On parlait tout-à-l'heure du génie du lieu de la chapelle, que Michel Butor et Pierre Leloup montrent en révélateur de la baie de Somme, et de leurs et de nos parcours sensitifs et émotionnels. Ce dialogue entre la minéralité de la craie et du silex, et les paysages lointains habités par les hommes (et les femmes, merci à Isabelle Roussel-Gillet), à travers l'histoire aussi, ce ricochet qu'il y a entre l'ermitage et l'amour... Est-ce que tout cela fait du Damier des amours une œuvre dans l'œuvre de Michel Butor ? Ou une œuvre importante tout court d'ailleurs ? Je reconnais que la réponse est peut-être un peu dans ma question... En tout cas ce sera ma réponse (rires). Mais je vais arrêter de parler, j'ai envie de vous entendre parler tous les trois sur cette question.

 

Mylène Besson :

          Oui, c'est une question difficile (rires). Je ne peux pas répondre, parce que chaque œuvre est extraordinaire. Mais ici oui, je peux dire que oui. Je trouve que pour Saint-Valery c'est extraordinaire que Philippe nous ait invité, que Pierre se soit arrêté sur cette chapelle, ait fait toute cette série de photos et ait eu envie de proposer à Michel quelque chose. C'est extraordinaire que Michel ait repris cette proposition, qu'il l'ait développée. Qu'il s'en soit même enthousiasmé puisque c'est la seule fois vraiment, dans tous les courriers qu'il a envoyés, où il fait la proposition de la forme, où la forme lui a surgi en même temps que son écriture. Et c'est extraordinaire que Pierre lui ait répondu en faisant la planche où il a peint sur les photos. Donc ça a entrainé un dialogue qui s'est poursuivi sur l'année 2005, qui a pris plusieurs mois. Et puis c'est extraordinaire qu'elle soit ici. Donc oui elle est importante, bien sûr.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Je pense que Michel Butor aurait répondu que tout est important. Tout a de l'importance, chaque chose a son importance. Mais aussi, chaque chose est révélatrice de l'ensemble. C'est ça qui est magnifique chez Michel Butor, il a tellement de suite dans les idées ou plutôt il est tellement structuré dans son désordre, ou dans sa multiplicité, qu'en fait chaque œuvre représente, est révélatrice d'une forme d'esprit, d'une forme d'agir, et d'un rapport aux autres. On est là, tous – enfin moi c'est la première fois que je viens ici et je suis en dehors du Damier des amours – mais on voit bien que c'était une œuvre collective, que c'était une série de rencontres, de circonstances, comme un relais. Vous vous êtes passés un relais. Il y avait toi (Mylène Besson), il y avait Pierre, il y avait toi (Philippe Bera), il y avait Mireille (Bera), il y avait Saint-Valery, il y avait Maxime (Godard), et en effet c'est une grande famille Michel Butor. L'œuvre de Butor c'est une grande famille, alors comme dans toutes les familles, chaque être est important et représente tout le reste de la famille.

 

Vous avez bien fait de choisir de parler de la poésie, et de choisir Michel Butor quand il s'agit de parler de la poésie.

 

Philippe Bera :

          Oui je vais quand même me distinguer, pour moi c'est très important le Damier des amours. J'habite ici évidemment, depuis longtemps, mais ce n'est pas que ça quand même. Parce que vous avez ouvert une manifestation qui concerne le poème, et vous avez vraiment bien fait, mais je voudrais parler de la méthode. On en a parlé un peu avant, et je vous disais que ce qui était important c'est de lier les enfants – l'éducation artistique – à cette manifestation. On en voit la trace ici, et c'était je crois, très nécessaire, mais judicieux également.

 

Gontran Ponchel :

          Des ateliers qui ont eu lieu dans deux classes de Saint-Valery avec Florence Saint-Roch (et qui ont résulté en un Damier des mots réalisé à partir des poèmes écrits par les enfants, exposé dans l'atrium de l'Entrepôt des Sels et édité en livret par la municipalité).

 

Philippe Bera :

          Voilà. Ce que je veux dire c'est que pour Michel Butor ce n'est pas rien. On l'a vécu à Grand-Laviers, parce qu'avant d'être éditeur j'étais déjà à Grand-Laviers parce que mon épouse dirigeait l'établissement. Je n'étais pas encore éditeur, j'étais conseiller du ministère de la Culture, et on a initié à partir des enfants des résidences au Maroc. Jean-Pierre Loubet est là, il nous a aidé à faire tout ça à Marrakech. Et Michel Butor nous a suivi là-bas trois fois de suite quand même. Je tiens à le dire, il y a eu trois résidences importantes. Donc je veux vous dire ça : c'était très important que vous emmeniez les enfants avec vous sur ce lieu, qui est devenu un génie du lieu pour moi. Et je veux dire aussi deux mots qui concernent la poésie. Pour moi ça rappelle quelques lignes de Michel, que je vais vous lire, concernant cette affaire. C'est très important je pense. Il dit :

Étudiant, comme beaucoup, j'ai écrit quantité de poèmes. Ce n'était pas seulement distraction ou exercice ; j'y jouais ma vie. (Ce n'est pas rien !) Or, du jour que j'ai commencé mon premier roman, des années durant je n'ai plus rédigé un seul poème, parce que je voulais réserver, pour le livre auquel je travaillais, tout ce que je pouvais avoir de capacité poétique ; et si je me suis mis au roman, c'est parce que j'avais rencontré dans cet apprentissage nombre de difficultés et contradictions, et qu'en lisant divers grands romanciers, j'avais eu l'impression qu'il y avait là une charge poétique prodigieuse, (et c'est ça qui est important – et je ne parle pas pour Mireille Calle-Gruber qui ne fait pas cette erreur – mais nombre de gens cantonnent Michel Butor dans le roman, et même dans le Nouveau Roman. Ce n'est évidemment pas du tout Michel Butor. Il dit tout simplement) donc que le roman, dans ses formes les plus hautes, pouvait être un moyen de résoudre, dépasser ces difficultés, qu'il était capable de recueillir tout l'héritage de l'ancienne poésie. Quand je prononce une telle phrase, j'ai le sentiment de heurter des habitudes de pensée française. Ailleurs on emploie souvent le même mot pour désigner poète et romancier. Mais en France la tradition scolaire (et il se bat contre ça), raide à l'extrême, divise la littérature en un certain nombre de "genres" bien séparés, le roman et la poésie constituant ce qu'il y a de plus opposé à l'intérieur de ce domaine. 5

C'est à dire que pour lui, le problème des frontières est un vrai problème, qui l'a occupé toute sa vie. Le proche et le lointain, le franchissement, l'intérieur et l'extérieur... Tout ça est très important et ça l'est également en ce qui concerne les genres littéraires. Ce que je voulais vous dire, c'est que vous avez bien fait de choisir de parler de la poésie, et de choisir Michel Butor quand il s'agit de parler de la poésie. Parce que c'est au cœur de sa préoccupation, y compris quand il a écrit des romans, des récits, etc. Il a commencé avec la poésie, il a terminé avec la poésie, et ça a duré longtemps, j'en suis témoin, et vous (Mylène et Mireille) aussi je pense. Merci pour cette initiative sur le poème, on pourrait en parler longtemps parce que c'est très important. Et puis ici, il y a un génie du lieu maintenant, je vous le dis.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Parce que je suis objective je dois dire que Michel Butor m'a toujours parlé de la baie de Somme. Il me parlait justement de cette expérience avec les enfants. Donc je connaissais ce lien particulier qu'il avait avec cet enseignement, avec la baie de Somme, parce qu'il y était très attaché.

 

Mylène Besson :

          Je voudrais ajouter quelque chose parce que j'ai préparé cette exposition depuis Chambéry, et je voulais saluer Maxime Godard qui n'a pas pu venir avec nous. Et qui est un vrai gardien de toutes ces amitiés. Parce qu'il nous a beaucoup photographiés, il a beaucoup photographié Michel. Et souvent on l'oublie parce que ses images suivent nos images, et il est très important, donc il est aussi représenté avec ces complicités.

 

Gontran Ponchel :

          On a une vitrine qui lui est presque consacrée, juste à côté avec beaucoup de cartes postales. Et je dois dire que quand je l'ai contacté, il m'a fait très bon accueil pour me lancer sur toute cette quête, donc je le remercie aussi chaudement.

 


 

Questions du public

 

Mireille Bera :

          Vous évoquez Maxime, et Philippe tout-à-l'heure a cité le livre Migrations. Mireille tu parlais de la grande famille Butor. On ne peut pas ne pas citer Graziella Borghesi, qui est l'épouse de Maxime Godard. Dans le livre Migrations, Michel Butor a fait le texte, et on a reproduit des lavis d'oiseaux de la baie de Somme de Graziella Borghesi, qui est une artiste peintre. On a cette association dans cet ouvrage vraiment intéressant, et une fois de plus c'est une rencontre d'amour, d'amitié entre écrivain et artiste.

 

Question du public :

          Je voulais savoir si Michel Butor avait écrit sur d'autres bâtiments dans la région.

 

Mireille Bera :

          Je ne sais pas pour ce qui est des bâtiments, mais le poème Baie de Somme c'est sur le sable, les oiseaux, le végétal. Pas sur les bâtiments mais vraiment sur l'atmosphère de la baie de Somme.

 

On pourrait à son tour faire des dames, des damiers, autrement. C'est une invitation à jouer, à recomposer.

 

Question du public :

          Une question qui va porter sur les illustrations, les photos, et sur le texte. Tout-à-l'heure on parlait du fait que certaines photos ont été recadrées, remises sur plusieurs endroits. En fait ça donne envie de chercher ce qui peut aller avec quoi, donc on revient sur le labyrinthe. Je remarquais aussi – je découvre parce que je n'avais jamais vu cette œuvre avant – que certains carrés de texte sont débutés par une majuscule et d'autres pas. Je me posais la question de savoir si le but était d'éliminer des combinaisons, ou de piéger un peu le lecteur sur ce qui pouvait aller avec quoi, un petit peu comme avec les photos ou on essaie de retrouver ce qui peut être la suite. Est-ce qu'il y a eu vraiment une volonté là-dessus ou pas ?

 

Mylène Besson :

          C'est difficile parce que ce serait bien qu'ils soient là tous les deux pour le dire. Mais oui, je crois qu'on peut dire que tout est voulu. Tout est voulu parce que les choses ne sont pas faites comme ça, elles sont relues, donc elles sont choisies. Après, l'interprétation, c'est peut-être à vous de la produire. C'est ce qui est donné au spectateur à recréer.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Oui, je pense que tout est voulu évidemment tel que c'est là. Mais on aurait pu faire autrement. On pourrait faire autrement, donc on pourrait à son tour faire des dames, des damiers, autrement. C'est peut-être aussi une invitation à jouer, à recomposer.

 

Philippe Bera :

          Tu disais qu'il y a un choix à un moment donné, mais je crois qu'il faut dire aussi qu'ils sont disponibles, l'un et l'autre, à la surprise. C'est-à-dire à ce qu'il peut leur arriver en cours de route, en tenant compte des accidents, des questions qui se posent. Et le choix est toujours là évidemment.

 

Mireille Calle-Gruber :

          Même les accidents ! Michel aimait beaucoup les accidents. Quand il y avait une faute parce qu'il devait recopier à la main plusieurs exemplaires d'un livre d'artiste, et qu'au bout d'un moment la plume fourchait un peu, il disait "c'est bien, ça fait une petite différence dans ce livre-là".

 

Philippe Bera :

          Et quand il relisait les livres, il corrigeait ! Et on se prenait la correction dans le livre ! Et ce n'était pas un problème. Et même ça faisait partie du métier, du travail d'artisan.


 

1. Le Damier de laine, œuvre éphémère de tricot participatif, réalisée par de nombreux bénévoles d'après une proposition d'Isabelle Baudelet (La Fabrique Poétique). Assemblé à Saint-Valery-sur-Somme, il a été exposé dans l'atrium de l'Entrepôt des Sels pendant le Salon du Poème 2024 et au cours des six mois suivants.
2. Michel Butor, une rencontre, DVD de la coll. "Présence de la Littérature", CRDP de l’Académie de Lyon, 2007.
3. Isabelle Gillet, Les Visiteuses, Invenit, 2023, p. 107.
4. Entre les pierres, Baie de Somme est lisible sur Cairn.
5. Michel Butor, Le roman et la poésie, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, coll. "Idées", 1969, p. 21.

 


 

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